Mon cher passager, tu veux écrire : choisis ton chronotope ! Qu’est-ce que cette bête-là ? Je pique, je l’avoue, un terme utilisé par Clémentine Beauvais dans son livre Écrire comme une abeille (Gallimard, 2023). On pourrait le dire différemment et parler de l’espace-temps. Quelle sera la durée (chronos) de ton histoire, et dans quel lieu (topos) ? Sachant que l’un peut influencer l’autre. Y réfléchir en amont contribuera à concevoir l’arc narratif, le déroulement de l’intrigue.
Pourquoi ça aide ?
Tout élément de structure va servir à élaborer un roman efficace, si j’ose employer ce terme. Nous avons déjà parlé des écrivains architectes, jardiniers et vagabonds, et penser le chronotope est évidemment une aide pour l’architecte-écrivain en herbe, même celui qui sommeille dans l’auteur vagabond.
C’est indispensable par exemple lorsque l’on veut écrire à plusieurs, projet dont il était question dans le précédent article. Imaginer les lieux et la durée de l’histoire permet de baliser le récit, et plus encore notre travail. Cela offre d’anticiper et de provoquer des idées, de nous mettre sous une tension intéressante, dans un mouvement créatif.
Quelques exemples
J. K. Rowling, en écrivant Harry Potter (on y revient toujours !) devait prévoir sa saga sur les 7 tomes, tout en inventant une histoire propre à chaque volume. Chacun se déroulait toujours sur une année scolaire et la plupart du temps à l’école des sorciers. Ici, le lieu influence la durée. Que ce soit par tome ou sur la saga complète. Lorsqu’on rédige un roman sur des adolescents en établissement scolaire, nous trouverons généralement une trame narrative élaborée sur une année scolaire, avec un climax pensé entre le printemps et l’été.
Que dire du chronotope d’À la recherche du temps perdu, écrit par Marcel Proust ? Malgré la complexité de la narration, il existe également. Les lieux de l’enfance, ceux de l’adolescence, les différents salons, chambres… L’auteur avait certainement ce cadre lorsqu’il a imaginé son récit, les périodes étant liées aux lieux d’une manière intime et sensitive.
Une histoire peut être pensée sur une journée à la mer, avec la tension aux alentours de 19 h, ou sur un mois à la montagne, une semaine en colonie de vacances, une saison aux sports d’hiver… Ce contexte posé éveille déjà en toi, je suis sûr, des idées, des possibilités. Lorsque l’on commence à écrire, le cadre spatio-temporel, le chronotope, va fortement nous aider.
Le lieu
Ces lieux, comment pourrions-nous les définir ? Comment peuvent-ils nous influencer ? Ils portent en eux les limites et les possibilités, les codes, les attentes. Le huis clos ne nous met pas dans le même état qu’un road trip. Listons quelques grands classiques :
Dans les grandes villes
Tu auras remarqué, souvent les récits se passent à Paris, ou New York… Pourquoi ? Sans doute pour l’anonymat que cela permet. Des millions de gens résident dans ces villes. C’est alors facile pour le créateur d’y imaginer des personnages qui seraient fondus dans la masse. On peut même s’inspirer de nos rencontres, de notre voisin d’en face, du boulanger… Personne n’ira vérifier si tel nom de rue existe ou si l’on trouve réellement une aire de jeux dans la partie ouest de la ville. Cependant, les artères les plus connues ou les monuments de notre culture commune vont nous rapprocher du lecteur.
Marc Levy et Guillaume Musso sont adeptes de ces grandes villes.
Lieu inconnu
Le lieu peut être une ville, grande, petite ou moyenne, un village, mais n’est pas cité. On reste dans le flou. Éventuellement, on peut dire qu’on se trouve dans une petite ville du Nord de la France (par exemple). Ce flou permet à chacun de s’identifier, d’imaginer des zones proches de chez lui. Ils peuvent être un mélange de divers endroits de notre connaissance et apporter les éléments indispensables à notre histoire.
Les road trip
Les romans itinérants. Nos héros vont être amenés à bouger. La route en devient presque l’héroïne, le sujet principal. Bien souvent, c’est une quête, et la priorité sera dans la transformation du personnage, dans sa prise de conscience. Le voyage porte autant d’importance que le voyage intérieur des protagonistes. En général, l’auteur utilise les trajets existants, imagine l’itinéraire de ville en ville ou de campagne en campagne. Ces romans ont un petit parfum d’aventure, de liberté, de changement.
Romans à lire : La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, de Sébastien Japrisot, The road, de Cormac McCarthy, Le pays où l’on n’arrive jamais, d’André Dhôtel. Tout le bleu du ciel, de Mélissa Da Costa.
Le huis clos.
L’originalité du huis clos est de coincer un certain nombre de personnages dans un lieu clos, et tout le roman va se passer dans cet espace qui fera émerger des dissensions, des conflits ou des vérités. La psychologie des protagonistes s’avère importante, les questions philosophiques, politiques, sociales traversent bien souvent ces récits. Ce peut-être dans une pièce anodine, ou un site de détention, une cellule, un hôpital, une cave, une cabane…
C’est un de mes sujets favoris (par exemple Dans le ventre de BK.) On se rappellera également la pièce de théâtre de Sartres, Huis clos. Dans le thème, on retrouvera aussi Ils étaient dix, d’Agatha Christie, ou Seule en ma demeure, de Cécile Coulon.
La fantasy
Ce genre propose des lieux imaginaires où tout peut être inventé. C’est merveilleux pour un écrivain, surtout celui qui voudrait refaire le monde. Parfois, on trouve des cartes dessinées en début de roman, afin d’aider le lecteur à se repérer dans ce nouvel espace. C’est un formidable outil pour faire travailler son imagination, mais aussi des capacités de gestion, politique, économique… et oui, tout est à inventer, ou presque !
Roman à lire : Harry Potter (J.K. Rowling), La quête d’Ewilan (Pierre Bottero), La passe-Miroir (Christelle Dabos), Le seigneur des anneaux (J.R Tolkien)…
La science-fiction
Ce genre pourrait amener moins de liberté, puisqu’il s’appuie sur de l’existant. Toutefois, tout reste à inventer, avec la découverte de nouveaux lieux, l’émergence de nouveaux systèmes… Les héros peuvent s’échapper dans l’espace et le futur, coloniser une planète, ou faire de notre avenir un autre monde où tout peut évoluer différemment, notamment les notions de temps et de lieux.
Exemple avec Projet Oxatan, de Fabrice Colin, ou Dune, de France Herbert.
Le roman historique
Il a la possibilité de nous faire voyager dans le passé. On y abordera des lieux mythiques, marqués, avec une histoire et une résonance importante. La documentation demeure essentielle, on ne peut pas raconter n’importe quoi. Les anachronismes sont les plus grands traîtres !
À lire : Au revoir Là-haut, de Pierre Lemaître, Le garçon en pyjama rayé, de John Boyne. Ou encore les romans de Max Gallo, ou de Christian Jacq.
Des structures précises
- Les établissements scolaires (avec souvent des histoires qui durent les neuf mois de cours, comme Ici et seulement ici, de Christelle Dabos, mais ce peut être une seule journée, comme Comme une image, de Clémentine Beauvais),
- les hôpitaux (voir les livres de Martin Winckler),
- la forêt ou la nature (lire Nous étions des loups, ou Toujours les forêts, de Sandrine Collette, et Douze ans, sept mois et onze jours de Lorris Murail, pour les adolescents),
- Une île (Robinson Crusoé, de Daniel Defoe, de Sa Majesté des Mouches de William Golding)
- Un quartier [Le gone du Chaâba, d’Azouz Begag, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, de Harper Lee, L’amie prodigieuse, d’Elena Ferrante]
- Un vaisseau spatial (la première partie de la série Phobos, de Victor Dixen, 2001 : l’Odyssée de l’espace, d’Arthur C. Clarke)
- Un commissariat
- un bunker
À chacun d’imaginer son lieu, en fonction de ses connaissances, de ses envies, de ses idées.
La durée
On trouve des durées corrélées aux lieux, comme les neuf mois en établissement scolaires, les deux mois d’été à la plage, les trois semaines en colonie, ou à une époque : les quatre années de guerres en 39-45 en Allemagne ou en France, le confinement lié au covid pendant deux mois en 2020, chez soi… Mais en général, l’auteur reste libre de faire ce qu’il veut.
Ce peut-être une journée dans la vie d’une personne handicapée, les trois minutes qui précèdent un coup de foudre, un voyage d’un mois à l’étranger, un road trip pendant une année, les deux ans nécessaires à la construction d’un projet humanitaire en Afrique…
Plus le roman s’étale sur la durée, plus l’intrigue doit être maîtrisée. Il est plus facile [quoi que] de faire naître la tension sur une courte période. Rappelez-vous la série 24 h chrono. Chaque épisode se tenait sur 24 h, et nous suivions les personnages presque en temps réel [mais ce n’était pas toujours crédible].
Ecrire efficace !
Cette manière de procéder, de monter les épisodes était terriblement efficace pour accrocher le lecteur. La tension était toujours présente.
Mais si on revient à Harry Potter, par exemple, la période de sept ans n’enlève rien à l’intérêt. Notamment parce que la temporalité d’une année scolaire était reprise pour chaque tome, ce qui maintenait l’intérêt et la tension sur plusieurs intrigues.
Dans L’amie prodigieuse, d’Elena Ferrante, la durée est importante, sur quasiment toute une vie. Mais là encore, le découpage en quatre tomes ou quatre périodes aide à maintenir l’intrigue.
Bien sûr, tu as la possibilité de commencer une histoire sans savoir le temps qu’elle durera. Il est possible également d’écrire sans préciser la durée, et de laisser le lecteur dans le flou. Comme d’habitude, c’est à chacun d’expérimenter, de tenter des trucs. Mais quand on débute, ce sera plus facile de se donner un cadre.
Conclusion
Si tu commences à écrire, choisis ton chronotope. Ce sera une première étape, une manière d’entrer dans l’action, de poser le décor, les planches, les cordes à tirer, des éléments à rejeter. Tu devras faire attention à la crédibilité de ton espace-temps. Si tu décides d’écrire un livre d’action sur une journée qui se passe entre Paris et Montpellier, il faut penser à la durée des déplacements, des moyens utilisés, des freins et des impossibilités.
Tu te sens prêt ? C’est parti !