Le skaz est un style littéraire peu connu. La particularité est que le narrateur raconte avec le « je », et que l’oralité est très présente dans le récit. On retrouve donc des termes argotiques ou populaires, voire vulgaires, durs ou décalés, imparfaits ou dérangeants. Cette manière d’écrire apporte de la force, parfois de la poésie, un rythme en tout cas qui entraîne le lecteur comme s’il accompagnait l’auteur dans son périple. Cette forme littéraire peut être très motrice en atelier d’écriture. Prêt à découvrir les auteurs de Skaz ?
Origine du Skaz
Définitions du Skaz :
« Par skaz j’entends une forme de prose narrative qui dévoile, dans son lexique, sa syntaxe et le choix de l’intonation, une orientation sur la parole orale du narrateur. »
Boris Eichenbaum
« Il désigne un genre de récit à la première personne, possédant les caractéristiques de la langue parlée plutôt que celles de la langue écrite. Dans ce type de roman ou d’histoire, le narrateur est personnage qui dit “je” et s’adresse au lecteur en lui disant “vous” ou “tu”. »
David Lodge
Le précurseur du skaz est sans doute Nicolaï Leskov (1831-1895), un auteur et journaliste russe qui reste attaché à l’oralité des contes pour la transposer dans sa prose. Il ne cherchera pas à être littéraire, mais à transmettre le langage du peuple, un langage vivant, mêlant la fiction et le réel. Il est sans doute le premier « skazeur ».
Skaz est un mot russe qui fait référence aux contes. Nous entendons le mot jazz, ce qui nous laisse penser que le texte en skaz doit swinguer !
Mark Twain : Les Aventures de Huckleberry Finn (1884)
Ce roman marque un tournant dans la littérature américaine, en se détournant de la littérature anglaise. Dans ce récit, le narrateur est un jeune garçon qui descend le Mississippi avec un esclave en fuite. Il pose alors un regard naïf sur la société et c’est cette naïveté qui rend le texte virulent, comme un critique de la société. En effet, Huckleberry Finn n’est pas tout à fait la suite des aventures de Tom Sawyer, à destination d’un jeune public.
Huck est un vagabond qui n’apprécie pas le monde policé et propre qu’on voudrait lui imposer. Il préfère vivre dehors et rester libre.
Extraits :
On avait le ciel, là-haut, tout pointillé d’étoiles, et on se couchait sur le dos pour les regarder, et on se demandait si elles avaient été fabriquées, ou si elles étaient juste là. (…)
Il pleuvait à torrents et il soufflait un vent comme je n’en avais jamais vu. C’était un de ces gros orages d’été. Il faisait si sombre que dehors tout était bleu noir. Ah ! que c’était beau ! Et la pluie fouettait si fort que les arbres à quelques pas étaient brouillés comme si on les avait recouverts de toiles d’araignées. Et puis, tout d’un coup, il venait un rafale qui les faisait plier et montrait le dessous clair de leurs feuilles ; et après ça une tornade épatante s’animait et faisait remuer les branches comme des bras en colère, et au beau milieu de tout, au plus beau, au plus noir de l’orage, pfft ! Voilà le soleil qui se mettait à briller comme une auréole et les arbres qui s’agitaient dans le vent tout là-bas, où l’on ne pouvait rien voir tout à l’heure. Une seconde après, il faisait plus nuit qu’en enfer, le tonnerre pétait avec un bruit terrible, grondait, grognait, dégringolait tout le long du ciel, jusqu’à l’autre côté du monde, comme si on faisait rouler des barriques vides dans les escaliers, et ça fait un raffut, vous savez !
Louis-Ferdinand Céline. Voyage au bout de la nuit (1932).
Sur Wikipédia on lit : “le roman est notamment célèbre pour son style, imité de la langue parlée et teinté d’argot, qui a largement influencé la littérature française contemporaine.“
Si on ne parle pas de Skaz, cela y ressemble toutefois.
L’auteur a connu la Grande Guerre. Dans ce roman, il met en lumière le mécanisme qui mène à la haine. Il remet en cause la guerre, bien sûr, mais aussi l’héroïsme et les hommes qui le laissent perplexe. Ferdinand Bardamu, le narrateur, est entraîné dans des aventures malgré lui, il erre physiquement et psychiquement de ville en ville, de pays en pays. Si Huck Finn déambule dans la nature, Ferdinand arpente les villes, endroits où l’on peut se perdre, rester anonyme, se faire emporter par la foule. Le roman est fort et percutant, grâce à ce style d’écriture qui souligne la violence inhérente à l’homme.
Incipit : « Ça a commencé comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade. On se rencontre donc place Clichy. C’était après le déjeuner. Il veut me parler. Je l’écoute. »
Extraits :
Le train est entré en gare. Je n’étais plus très sûr de mon aventure quand j’ai vu la machine. Je l’ai embrassé Molly avec tout ce que j’avais encore de courage dans la carcasse. J’avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes.
C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir.
Des années ont passé depuis ce départ et puis des années encore… J’ai écrit souvent à Detroit et puis ailleurs à toutes les adresses dont je me souvenais et où l’on pouvait la connaître, la suivre Molly. Jamais je n’ai reçu de réponse.
La Maison est fermée à présent. C’est tout ce que j’ai pu savoir. Bonne, admirable Molly, je veux si elle peut encore me lire, qu’elle sache bien que je n’ai pas changé pour elle, que je l’aime encore et toujours, à ma manière, qu’elle peut venir ici quand elle voudra partager mon pain et ma furtive destinée. Si elle n’est plus belle, eh bien tant pis ! Nous nous arrangerons ! J’ai gardé tant de beauté d’elle en moi et pour au moins vingt ans encore, le temps d’en finir.
J (Jérome) D (David). Salinger. L’attrape cœur (1951).
Holden Caufield, 16 ans, raconte trois jours d’errance dans la ville de New York. Ce récit à la première personne montre bien l’ambivalence de l’adolescent, encore enfant, déjà adulte, entier, rebelle, marqué par son histoire, inquiet pour son futur, maladroit avec les autres, les filles, les parents, désireux d’être libre et protégé. Le narrateur partage ses pensées, dans un style qui lui est propre, teinté d’argot ou d’expressions presque enfantines. L’auteur a travaillé son texte de manière à faire croire que tout était parlé, improvisé, que son personnage nous raconte ses trois jours véritablement. On retrouve des éléments identiques à Voyage au bout de la nuit : errance dans une ville, avec cette impression de ne pas tout maîtriser, refus de la norme, critique de la société. Les narrateurs vivent leur histoire comme une initiation.
Extraits :
c’était un de ces endroits où on se sent vachement mal si on est pas avec quelqu’un qui sait danser et que le garçon vous laisse commander rien d’autre que du coca. Y a pas au monde une seule boite de nuit où on puisse rester assis pendant des heures sans une goutte d’alcool pour se biturer. À moins d’être avec une fille qui vous tape vraiment dans l’œil. (…)
— Tu connais la chanson « Si un cœur attrape un cœur qui vient à travers les seigles » ? Je voudrais…
— C’est « Si un corps rencontre un corps qui vient à travers les seigles ». C’est un poème de Robert Burns.
— Je croyais que c’était « Si un cœur attrape un cœur ». Bon. Je me représente tous ces petits mômes qui jouent à je ne sais quoi dans le grand champ de seigle et tout. Des milliers de petits mômes et personne avec eux je veux dire pas de grandes personnes — rien que moi. Et moi je suis planté au bord d’une saleté de falaise. Ce que j’ai à faire c’est attraper les mômes s’ils s’approchent trop près du bord. Je veux dire s’ils courent sans regarder où ils vont, moi je rapplique et je les attrape. C’est ce que je ferais toute la journée. Je serais juste l’attrape-cœurs et tout. D’accord, c’est dingue, mais c’est vraiment ce que je voudrais être. Seulement ça. D’accord, c’est dingue.
Cette manière d’écrire est très motivante, elle permet d’aller puiser en nous quelque chose de plus profond. Le fait de dire Je, de se lâcher sur le vocabulaire, le rythme des phrases est source d’inspiration. J’ai organisé une session d’écriture Salinger, m’en suis aussi inspirée dans une session sur la mémoire, trouvant dans le roman beaucoup de déclencheurs d’écriture.
L’orange mécanique, de Anthony Burgess (1962)
Nous avons ici un récit de science-fiction qui recourt au skaz comme procédé narratif. Alex DeLarge, 15 ans, le narrateur, utilise l’argot, plus particulièrement le Nadsat (d’origine russe). Dans un futur imaginé, à Londres, il part en virée avec ses amis pour se battre, violer, voler, torturer. Cependant, trahi par ses amis, il se fait arrêter. Il doit suivre une thérapie qui va le priver de ses choix.
Comme dans les autres romans, on a un personnage jeune, en rébellion contre la société. Ainsi, Le skaz permet de casser les codes sociaux portés par des codes littéraires. Ici, il faut s’adapter au Nadsat. Au fur et à mesure de la lecture, on le comprend de mieux en mieux.
Extrait :
Sauf qu’être jeune, ça revient à être plus ou moins comme qui dirait un animal. Enfin, non, ce serait plutôt moins un animal qu’un de ces malenkys jouets qu’on reluche à l’étal des camelots, qu’on dirait des petits tchellovecks en fer-blanc, avec un ressort à l’intérieur et, à l’extérieur une clé pour le remonter et on y va grr grr grr et voilà que le truc se met à itter tout seul, l’air de marcher ou pas loin. Ô mes frères. Seulement itte tout droit devant en butant bang bang dans les choses sans pouvoir s’empêcher de faire ce qu’il fait. Oui, être jeune, c’est ressembler à une de ces malenkys mécaniques. (…)
C’était un coin très gouspineux et vonnant, avec une seule ampoule au plafond, dont les chiures de mouches obscurcissaient plus ou moins un peu la lumière, et il y avait là des rabiteurs matinaux qui gobelotaient leur tché avec des saucisses horribles à voir et des tranches de kleb qu’ils bâfraient qu’on aurait cru des loups, faisant glouip glouip glouip et puis critchant pour en redemander.
Florence Dalbes, L’âge du Frigo (ou crache… Titre indéterminé).
Sans le savoir, j’ai utilisé le Skaz pour mon dernier roman qui devrait paraître l’an prochain. Le titre est encore à finaliser. L’héroïne, 17 ans, raconte son périple dans Paris, jusqu’à ce moment où on la trouve avec un cadavre dans un appartement. Elle raconte son histoire, remontant dans sa vie, s’adressant à un public précis, mais que le lecteur ne peut que deviner. Elle parle de son enfance, de ses sœurs, de violences subies. Son langage, comme pour les précédents personnages, ne cherche pas à être littéraire. Elle crache, elle lâche, elle insulte.
Bien sûr, le texte doit être écoutable, lisible. Il est donc travaillé de manière à rester littéraire à sa manière. Le Skaz n’exclut pas la poésie, la cohérence, la maîtrise de la narration.
Extrait :
Je déteste ma mère, j’exècre mon père ; deux corniauds qui m’ont eue sur le tard, après avoir fait l’amour dans un lit de grand-mère, sous leur lustre aux ampoules jaunies et le regard d’un Martin Luther lubrique, et pas Martin Luther King.
Arrivée si tard, j’aurais pu être un miracle. La dernière arrivée de toute ma famille. Même pas un garçon. Une fille. Grotesque.
J’écris mal, je manque de mots, d’attention. Je suis dyslexique.
Je saute du coq à l’âne. Je ne sais pas par où commencer. Par ce que je suis, ils me l’ont demandé.
Un institut psy. Des flics. Tout ça pour moi ?
Des phrases. Je dois retourner aux phrases. Mais je ne sais pas les construire, ça exige trop de réflexion. Moi, je joue de la musique. C’est comme ça que je m’exprime. (…)
OK. Comme pour Lucie et Jeanne. Vous voulez mon avis. L’enfermer dans une description. Besoin de moi pour ça ? Jim, c’est même pas son vrai prénom, c’est dire. Ça se trouve, c’est Benjamin. Un grand type chauve. Pas très vieux, hein ? Une voix superbe. Une voix de grotte. J’adorais sa voix. Pour le reste, vous le connaissez mieux que moi. Moi. Mes dix-sept ans.
Pour conclure
Pour certains, la lecture du skaz n’est pas des plus aisée. Le but étant de heurter le lecteur, on comprend alors pourquoi. Mais la lecture de ces romans nous donne l’impression d’écouter une voix, une voix un peu cassée, mouvante, profonde. Personnellement, j’aime beaucoup ce style littéraire. Et je pense qu’il est très riche à utiliser dans les ateliers d’écriture créative. Vous voulez le tenter ?
je crois connaître un livre avec ce style qui m’avait beaucoup plu : 13 minutes de Nikola rey ! est ce le cas? en tout cas, je ne connaissais pas ce style, le skazz. et ravie de l’apprendre
Je n’en suis pas sûre. C’est à la première personne, mais le style ne swingue pas assez…